Une place pour tout le monde

Voilà maintenant près de deux mois que nous sommes en Israël. Nous avons vécu de nombreuses expériences de la vie d’une famille. Bien sûr, ce n’est rien par rapport à ce qui nous attend encore, mais cela n’a rien à voir non plus avec quelques semaines en tant que touristes, comme nous avions plusieurs fois eu l’occasion de le vivre auparavant.

Tout d’abord, il faut bien constater, et cela sans surprise en tout cas pour moi, que nous ne nous sentons pas étrangers dans ce pays. J’ai plusieurs fois eu l’occasion de vivre à l’étranger et je peux vous dire que, sans être désagréables, les impressions des premières semaines étaient fort différentes de celles que nous avons eues ici. À notre arrivée en Belgique ou en Angleterre, nous avions un peu tendance à observer le pays et ses habitants à travers des lunettes, avec des remarques de ce genre : “Ah, comme c’est intéressant ? Ici, les politiciens sont ceux qui n’ont pas réussi à être avocat ou médecin”, ou bien : “Ici, lorsqu’on vous invite pour 19 h 30, vous avez intérêt à avoir autre chose que du shortbread1 et du thé au lait dans l’estomac, parce qu’on ne vous servira rien d’autre.” En Israël, notre disposition face aux événements et aux particularités locales est tout autre : nous avons de suite adhéré à tout ce qui nous entoure comme si cela faisait partie de nous-mêmes.

Le jeune homme qui passe sa journée sous le soleil à l’entrée du Canyon2 à assurer la sécurité en fouillant absolument chaque client, en ouvrant chaque coffre de voiture et chaque boîte à gants, nous l’avons tout de suite considéré comme faisant partie de notre famille. Nous souffrons avec lui lorsque nous le voyons exténué sous une chaleur torride et face à une tâche digne de Sisyphe. De même, comment ne pas admirer le chauffeur de bus qui doit, tout à la fois conduire son bus comme une Ferrari (si si, c’est obligatoire, sinon, vous n’avez pas le droit d’exercer ce métier dans ce pays), rendre la monnaie sur 200 shekels à une dame d’un certain âge qui doit payer 4,50 shekels, contrôler le billet de chaque voyageur, encaisser le paiement de la maman accompagnée de sa poussette qui a dû entrer par une porte arrière et qui donc achète son billet en demandant aux voyageurs de se passer la somme de l’un à l’autre jusqu’au conducteur, puis d’assurer le retour du billet sens inverse ? Comment ne pas être attendri par ces adolescents trop jeunes pour avoir connu Ytzhak Rabin3 qui assurent tous les matins la surveillance des passages pour piétons aux abords des écoles ? Ils sont vêtus d’une veste phosphorescente et équipés d’un bâton au bout duquel pend un panneau “stop” qu’ils baissent lorsqu’un enfant s’approche, pour demander aux voitures de s’arrêter, avec ce fameux geste de la main synonyme de “patience !” ou de “du calme !” que tout conducteur israélien se doit de pratiquer avec assiduité4.

En Israël, tout le monde est autre. Du coup, un œil exercé parvient, sans trop de difficulté, à déterminer pour qui ce passant dans la rue à voté il y a 10 ans, puis il y a 5 ans, quel candidat il souhaite voir victorieux aux primaires du parti Kadima, et ce qu’il pense de l’armée, des négociations de paix, de la hausse des prix, de la baisse des allocations familiales, de la tchouktchouka de sa mère… et de celle de sa belle-mère.

L’apparence extérieure joue un rôle prépondérant et le moindre indice parle comme un roman. Tout d’abord, il y a la longueur des jupes et des manches des dames et des jeunes filles. Pour les hommes, on apprendra beaucoup en étudiant le diamètre, la couleur, la matière, la forme, la position de la kippa – ou l’absence de kippa qui est, de loin, le cas le plus fréquent. Vous parleront aussi, si vous savez les écouter, la forme du chapeau chez les haredim5, celle des papillotes chez les jeunes enfants, et même l’heure à laquelle vous rencontrez telle ou telle personne dans la rue. Il est vrai aussi que ces signes extérieurs – souvent “ostentatoires” – traduisent aussi des clivages très profonds dans la société. La multiplicité des identités nourrit des tensions et dresse des murs entre les citoyens qui ne veulent rien savoir les uns des autres. Heureusement, ces murs sont dotés de nombreuses brèches, aussi peut-on les traverser et changer d’existence. Il est de moins en moins rare de rencontrer des familles dans lesquelles les parents sont haredim, certains des enfants modern orthodox6, et d’autres hilonim7. On trouve bien entendu aussi l’inverse. La société israélienne est telle que, pour peu que vous souhaitiez vivre votre vie et votre engagement avec intensité, il y aura toujours une place pour vous.
Cela peut paraître présomptueux, mais il me semble que nous avons la nôtre.

Sorte de biscuit au beurre très peu nourrissant. ↑
Centre commercial. ↑
Ancien Premier ministre de l’Etat d’Israël assassiné en novembre 1995 ↑
Cela paraîtra sans doute absurde à tous les lecteurs qui ne l’ont jamais rencontré : ce geste consiste à rassembler ses doigts comme si votre instituteur allait vous taper dessus avec sa règle, puis à bouger la main de bas en haut. ↑
Ce terme désigne les ultra-orthodoxes qui se distinguent non seulement des laïques mais aussi des religieux traditionnalistes. ↑
Terme américain désignant un certain niveau de religiosité. ↑
Laïques, c’est-à-dire non religieux. ↑

source : Causeur